// Force l'ordre des articles du plus récent au plus ancien

La chaise : un objet du quotidien pas si banal

La chaise incarne parfaitement ces objets du quotidien banalisés. Qui se doute lorsqu’il s’assied, se lève puis à nouveau s’assied sur une chaise qu’elle en dit long sur nos rapports au pouvoir, nos codes sociaux et nos évolutions culturelles.

Du trône à l’émancipation par le siège

Dans l’Antiquité, s’asseoir sur une chaise était un privilège réservé aux dieux et aux puissants. Les pharaons égyptiens trônaient sur leurs sièges ornés, affirmant leur statut divin face à leurs sujets agenouillés. Cette hiérarchie verticale perdure aujourd’hui dans nos expressions : on « préside » une réunion, on « siège » au conseil d’administration. Le langage révèle cette persistance symbolique où la hauteur d’assise équivaut encore à l’autorité. Au Moyen Âge, la chaise devient progressivement accessible à la bourgeoisie naissante, mais reste codifiée. Le seigneur occupe la cathèdre, ses invités des chaises plus modestes, tandis que les serviteurs demeurent debout.

Cette géographie sociale de l’assise structure les rapports humains et matérialise les différences de classe. La Renaissance marque un tournant. L’artisanat se raffine, les techniques s’améliorent, et la chaise se démocratise lentement. Les ateliers italiens puis français rivalisent d’ingéniosité pour créer des sièges plus confortables et esthétiques. Cette évolution n’est pas anodine : elle accompagne l’émergence de l’individu moderne, qui revendique son droit au confort et à l’intimité. Le XVIIIe siècle consacre cette révolution silencieuse. Dans les salons parisiens, hommes et femmes conversent assis, sur un pied d’égalité relative. La chaise devient le théâtre de nouveaux rapports sociaux plus horizontaux, préfigurant les idéaux démocratiques.  Tandis qu’Aristote prônait la mobilité, incitant ses élèves à « penser en marchant », Voltaire et Diderot philosophent assis, libérant la pensée des contraintes physiques.

L’Industrialisation et la Chaise de Masse

La révolution industrielle transforme radicalement la donne. La production en série rend la chaise accessible au plus grand nombre, mais homogénéise aussi les formes. La chaise Thonet, avec ses lignes courbes en bois courbé, envahit les cafés européens et américains. Pour la première fois dans l’histoire, des millions de personnes s’assoient sur des sièges identiques, créant une forme d’égalité matérielle inédite. Cette démocratisation s’accompagne d’une spécialisation. Naissent la chaise de bureau, la chaise d’écolier, la chaise de salle à manger. Chaque fonction sociale génère son siège spécifique, révélant la complexification de nos modes de vie. L’ouvrier, l’employé, l’écolier : tous ont désormais leur chaise attitrée.

Le XXe Siècle : Design et Identité

Le design moderne révolutionne la chaise. Les créateurs comme Marcel Breuer, Charles Eames ou Arne Jacobsen transforment cet objet utilitaire en manifeste esthétique. La chaise Wassily de Breuer, avec son tube d’acier chromé, proclame l’avènement d’une nouvelle époque. Ces créations dépassent la simple fonction d’assise pour devenir des objets d’art, des marqueurs sociaux et culturels. Cette période voit aussi naître la chaise ergonomique, réponse aux nouveaux maux de la modernité. Le travail de bureau se généralise, et avec lui les problèmes de dos. La chaise s’adapte, se sophistique, intègre des mécanismes complexes. Elle devient un outil de santé publique, révélant notre rapport ambivalent à la sédentarité.

La chaise façonne nos comportements plus profondément qu’on ne l’imagine. Les psychologues ont démontré que la position assise modifie notre rapport à l’autorité, notre créativité, notre attention. Dans une salle de classe, la disposition des chaises influence directement les interactions entre élèves et professeur. En entreprise, la hauteur du siège du patron face à ses collaborateurs n’est jamais neutre. Cette influence s’étend aux rapports intimes. La chaise à bascule évoque la tendresse maternelle, le fauteuil de cuir rouge la prestance paternelle. Nos souvenirs d’enfance sont peuplés de ces sièges familiers qui incarnent sécurité et affection. La chaise devient alors réceptacle de mémoire, gardienne de nos émotions.

L’Ère Numérique et les nouveaux comportements

Aujourd’hui, nous passons plus de temps assis que debout. Cette révolution anthropologique majeure pose des questions inédites. La chaise de bureau devient notre compagne quotidienne, parfois plus familière que notre lit. Les designers rivalisent d’ingéniosité pour créer des sièges adaptés au travail sur écran, intégrant technologies et matériaux innovants. Paradoxalement, cette omniprésence de la chaise suscite des contre-mouvements. Le « standing desk » fait son apparition, les réunions debout se multiplient. Une partie de la société occidentale redécouvre les vertus de la station verticale, comme un retour aux sources après des siècles d’évolution vers l’assise. Passer d’un tabouret, à une chaise et d’une chaise à un fauteuil est devenu une pratique courante tant les recherches en anatomie du mouvement démontrent que « la meilleure position est tout simplement la suivante ». 

Malgré ces évolutions comportementales, la chaise reste un marqueur social puissant. Dans de nombreuses entreprises Le siège du PDG diffère encore de celui de l’employé, non seulement par le confort mais par le message qu’il véhicule. Les chaises de designer emblématiques ornent les intérieurs statutaires affichant un certain niveau culturel et économique. Depuis quelques années, les nouveaux enjeux autour de l’écoresponsabilité et de l’économie circulaire imposent de nouveaux standards. L’utilisation de matériaux comme le bois qui avait été délaissé au profit du plastique dans les années 70 renouent ainsi avec une certaine tradition. La versatilité des assises dans un même lieu est aussi le signe d’une societé de plus en plus protéiforme au sein de laquelle le besoin de chacun est davantage pris en considération.

Et demain ?

Que sera la chaise de demain ? Les innovations se multiplient : sièges connectés surveillant notre posture, chaises adaptatives s’ajustant automatiquement à notre morphologie, mobilier modulable épousant nos nouveaux modes de vie nomades. Mais au-delà des innovations techniques, la chaise continuera d’évoluer avec nos sociétés. Elle accompagnera nos mutations culturelles, nos nouveaux rapports au travail, nos redéfinitions de l’intimité et du collectif. Car la chaise, finalement, n’est que le reflet de ce que nous sommes : des êtres sociaux en quête d’équilibre entre confort et statut, entre tradition et innovation.

La chaise occidentale raconte ainsi l’histoire d’une civilisation qui a progressivement érigé le confort en valeur cardinale, tout en préservant les codes hiérarchiques ancestraux. De la cathèdre médiévale au siège ergonomique contemporain, elle témoigne de notre perpétuelle recherche d’amélioration matérielle et d’affirmation sociale. Plus qu’un simple mobilier, la chaise demeure un miroir de nos ambitions et de nos contradictions.

Références bibliographiques

Baudrillard, Jean. Le Système des objets. Paris : Gallimard, 1968.
Bourdieu, Pierre. La Distinction. Critique sociale du jugement. Paris : Minuit, 1979.
Elias, Norbert. La Civilisation des mœurs. Paris : Calmann-Lévy, 1973.
Forty, Adrian. Objects of Desire: Design and Society since 1750. London: Thames & Hudson, 1986.
Giedion, Siegfried. Mechanization Takes Command. New York: Oxford University Press, 1948.
Rybczynski, Witold. Home: A Short History of an Idea. New York: Viking, 1986.
Vigarello, Georges. Le Propre et le Sale. L’hygiène du corps depuis le Moyen Âge. Paris : Seuil, 1985.
Warnier, Jean-Pierre. Construire la culture matérielle. Paris : PUF, 1999.
Wright, Gwendolyn. Building the Dream: A Social History of Housing in America. Cambridge: MIT Press, 1981.
Zevi, Bruno. Architecture as Space: How to Look at Architecture. New York: Horizon Press, 1957.

Images utilisées sous licence Shutterstock.